Hypothèses et propositions pour une théorie des spatialités

Que sont les spatialités ? Je dois reconnaître, un peu honteusement, que j’ai laissé en suspend cette question, pourtant centrale en géographie, il y a quelques années, quand j’ai bouclé mon livre Intelligence spatiale (Poncet, 2017). Cet ouvrage se donnait comme objectif de redéfinir la relation entre la recherche en géographe et l’action (publique, privées individuelle, collective, performative, effective…), développant l’idée de technologie sociale, en l’occurrence sous le terme générique d’intelligence, dont il était proposé une théorie. Mais il développait également pour ce faire un contenu substantiel qui pouvait être lu comme une théorie du spatial, c’est à dire de la dimension spatiale des sociétés, et jetais les bases d’un formalisme, celui du bilan1, généralisant les principes de construction et de fonctionnement d’un bilan financier, pour construire en l’occurence le bilan spatial.
Depuis, alors que je continuais à travailler à la théorie des espaces — espaces et spatialité sont les deux aspects du spatial, et donc les deux côtés du bilan spatial, comme actif et passif le sont du bilan financier —, j’ai cherché une voie de théorisation des spatialité, meilleure que celle a peine esquissée dans Intelligence spatiale, et tentant de mettre en cohérence et en ordre les propositions existantes dans mon environnement scientifique, en géographie mais aussi plus généralement en science du social. C’est sur ce point précis que j’avais à l’époque butté : la spécialistes des spatialités ne sont pas, en règle général, amateurs de théorie formelle, et en tout cas en ont peu proposé. Ou bien leur formalisme était trop peu structuré, ou à la structure résonnant peu ou mal avec la théorie des espaces.
Michel Lussault (2003) avait proposé une définition des spatialités dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, enrichie et augmentée dans la deuxième édition (2013), dont le contenu consistait surtout à en préciser les bases épistémologiques, sans pour autant en proposer une théorie formelle. Ses autres ouvrages, donnent plus d’éléments, tout en restant sur le seuil de la formalisation d’ensemble. Mais il me semblait important de s’imprégner des analyses qu’autorisait sa grille de lecture à Michel Lussault pour entrer dans le sujet.
J’avais en revanche trouvé chez Boris Beaude quelque chose qui pouvait être lu comme une esquisse de théorie pour les spatialités, mais qui ne se présentait pas comme une théorie des spatialités. En analysant Internet, Boris Beaude avait du composer un système formel d’analyse très inspirant, mais dont certains termes était pour moi ceux de la théorie des espaces : territoire, lieu, réseau — et en particulier le concept de lieu réticulaire —, et qui étaient comme pris dans les filets tendus entre deux autres concepts spatiaux : localisation et communication. ces derniers pouvait être vu comme des moyens d’appréhender les spatialités. Les notant à l’époque comme la meilleure théorie formelle des spatialités, j’en étais resté là jusqu’à ce qu’une autre piste s’offre à moi, qui je pourrai ensuite reconnecter par certains points au schéma de Boris Beaude.
Cette piste — c’est le cas de le dire — nouvelle est celle défrichée par Xavier Bernier dans son Habilitation à diriger des recherches : le traverser. Son travail m’enlevait une épine du pied : l’habiter. Autant j’appréciais la grande valeur du travail d’Olivier Lazzarotti (2006) dans son livre Habiter. La condition géographique, autant cette notion n’accédait pas pou moi au rang de concept théorique, puisqu’il n’était que très peu et assez mal insérer dans une théorie. Autoportant, il était le signe de ralliement d’und communauté des chercheurs sur qui la philosophie exerçait une séduction certaine, mais le sens formel du terme de suivant pas. Dans le dictionnaire Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Jacques Lévy et Michel Lussault (2003, 2013) changent assez radicalement d’avis d’une édition à l’autre : “spatialité des acteurs individuels” en 2003, “processus d’ajustement réciproque entre espaces et spatialités” en 2013. Que faire donc de l’habiter ?
L’hésitation de Lévy et Lussault avait un sens. Leur première intuition était bonne en ce sens qu’elle associait l’habiter aux spatialités. Mais elle réduisait le champ aux seuls “acteurs individuels” (sans doute les individus). Leur repentir n’était pas une bonne idée en revanche, car il faisait de l’habiter la définition et le synonyme de la géographie, vu sous l’angle du bilan spatial articulant espaces et spatialités. Et en combinant les deux définitions, on réduirait la géographie, ou l’étude du spatial, à la seule perspective de l’acteur individuel sur le monde. Sauf à considérer que ce processus d’ajustement entre espaces et spatialités n’était qu’une modalité possible de celui qui, d’une manière générale, porte le nom de géographie (selon la perspective théorique de l’intelligence spatiale). Mais il vient alors une question : quelle sont les autres modalités possibles ?
Le caractère très prégnant du ralliement à “l’habiter” pour travailler à une autre géographie dans les années 2010, une géographie nouvelle, avait toutefois un sens : la compréhension des spatialités, partant d’un sens minimal — “Ensemble des actions spatiales réalisées par les opérateur d’une société” (Lussault, 2003) — constitue selon moi depuis une quinzaine d’années le front actif de la recherche en géographie. Ceci alors que la compréhension des espaces avait pris de l’avance. Et ce front doit désormais être celui de la géographie fondamentale. C’est ce à quoi je vais m’atteler maintenant, sous la forme d’hypothèses fondatrices et de propositions théoriques, que je vais essayer de garder les plus concises possible — les développement viendront avec le temps.
Les spatialités, entre habiter et traverser
Xavier Bernier définit en 2014 le traverser de la manière suivante : “Forme d’habiter dans le champ de la mobilité“. Cette option formelle fait de l’habiter le genre commun, et du traverser une modalité marquée par une différence spécifique. On peut dès lors poser la question qui vient automatiquement à l’esprit : quelles autres différences spécifiques peut-on envisager pour fonder d’autres modalités de l’habiter, selon cette perspective d’emboitement conceptuel ? Ce qui revient à identifier d’autres “champs” que celui de la mobilité.
On pourrait par exemple recourir à la notion d’ancrage. Le terme peut avoir plusieurs sens. Pour ma part, je le réserverais plutôt pour signifier une certaine verticalité structurant l’écoumène (cf. chapitre de cadrage des actes du colloque Médiation·s, Poncet et Vilaça, “Intelligence géographique. Seize médiations pour une géographie universelle”, en cours d’édition). Il y aurait ainsi des formes d’habiter dans un champ qui implique plutôt des forces d’attachement ou d’appartenance au lieu, sans mobilité significative.
L’idée d’exprimer par là ce qui fait pendant à la mobilité est sans doute excellente ; mais il n’existe pas de terme si évident pour dire cela. L’ancrage, hors du sens que j’ai évoqué, semble restreindre le sujet à des questions d’identité, voire de localité, si ce n’est même de localisme. Y a-t-il d’autres candidats ? Sans doute. Mais à force de chercher et à chaque fois être déçu, j’ai fini par changer de stratégie lexicale. Le choix que je fais, et que je propose ici, est simplement de considérer que cette différence spécifique, c’est le terme d’habiter qui le prend en charge le mieux.
Habiter et traverser sont les deux faces d’une même pièce, pour employer une image assez courante. Quelle est cette pièce ? Les spatialités. Ce que je propose donc, c’est d’adopter la convention2 suivante : la théorie des spatialités peut avantageusement prendre la forme de l’articulation entre l’habiter et le traverser. C’est donc dans ce sens précis que l’on peut considérer que l’habiter est une modalité du “processus d’ajustement réciproque entre espaces et spatialités”, processus vu sous l’angle des spatialités.

Le principe d’analyse repose sur l’a répartition dans une structure d’analyse de type bilantiel (analogue au bilan comptable) de l’ensemble des distances entrant en ligne de compte dans un problème géographique.
Pour se représenter plus formellement cette idée, on peut imaginer un spectre des spatialités, dont les extrémités (voire les infinis) sont d’un côté l’habiter absolu, de l’autre le traverser absolu. Ce formalisme est par ailleurs compatible avec celui du bilan spatial (figure 1), puisqu’il est possible de se représenter n’importe quelle spatialité comme occupant une position sur le spectre des spatialités, c’est-à-dire plus où moins haut dans le bilan spatial, sur le versant des spatialités. On peut convenir du fait que l’habiter se situe en haut du bilan, face aux espaces territoriaux, et le traverser se situe en bas du bilan, face aux espaces réticulés. Par le jeu de cette correspondance bilantielle, on fait ainsi résonner la territorialité avec l’habitation, et la réticularité avec la traversée. L’espace total, exhaustif, vertical, continu et isotrope de la territorialité “idéale”, rime avec les spatialités de l’habiter, et leur propension à interagir avec tout et partout ; l’espace du réseau, lacunaire, horizontal, linéaire, ponctuel, et échantillonnant — sélectionnant des lieux plus ou moins représentatifs d’un espace, comme c’est un des principes du tourisme — rime avec les spatialités du traverser, dont l’épure revient à l’interaction minimale, voire nulle.

Les spatialités absolues n’existent pas. Aucun acteur ne fait avec le spatial (pour employer l’expression de Michel Lussault) en habitant sans traverser ni en traversant sans habiter. Les spatialités sont produites par une tension dont la résolution est opérée par une médiation qui consiste en un dosage et en une articulation de l’habiter et du traverser. Une voie moyenne, mais pondérée. L’autonomie tendancielle de l’habiter domine ou se soumet à l’hétéronomie tendancielle du traverser. Le degré d’intermédiation croît à mesure que l’on s’éloigne des spatialités de l’habiter pour entrer dans celle du traverser. L’habiter, c’est l’habitus ; le traverser, la sérendipité (fig. 3).

Voix passive
J’avais conçu le bilan spatial en poussant l’analogie avec le bilan financier jusqu’au bout, y compris au plan lexical. Les espaces sont des actifs spatiaux, les spatialités des passifs spatiaux. Cette terminologie a pu surprendre, puisque les spatialités sont le domaine des acteurs. Ce problème, s’il en est un, n’existe pas en anglais, où passif se dit liabilities et renvoie à la notion de responsabilité, ce qui est typiquement actoriel ; quant à actif, c’est à l’idée de ressources que renvoie le terme anglais assets. Mais il est exacte que la stratégie lexicale conditionne beaucoup la réception des formalismes théoriques. Parler d’espaces et de spatialités directement, sans référence à l’origine bilantielle des termes, semble être un choix raisonnable.
Cependant, la notion de passivité n’est pas étrangère en elle-même à la logique de l’acteur. Il existe des acteurs passifs. Tous ne sont pas les stratèges autonomes et sûr d’eux qui font mentir leur destin avec l’assurance de ceux que ni une psychologie fragile ni un héritage culturel déficient n’entravent dans la réalisation d’un destin paradoxalement sous contrôle. Nombre d’acteurs ont en eux une part d’objet, et sont partiellement agis. Ce sont des agents, et pour beaucoup heureux de l’être, déchargés du poids de la responsabilité individuelle pleine et entière de leur propre vie. Et ajoutons que, pour profiter à plein des bienfaits de la sérendipité, il faut être capable de s’abandonner à la déprogrammation que proposent les meilleurs espaces publics, urbains en général. Si un peu de passivité ne tue pas l’acteur, on peut au moins se souvenir de l’idée bizarre de “passif spatial” pour évoquer la grammaire des spatialités et reconnaître qu’elles existent aussi à la voix passive. Être traversé, c’est encore du traverser. On peut à partir de là imaginer toutes sortes de combinaisons et de figures du traverser, mobilisant des acteurs spatiaux de toute nature. Si les individus traversent des espaces, ils sont aussi pour partie traversés par eux. Et les espaces se traversent entre eux. Je ne souhaite pas développer ici cette idée, qui pourrait nous emmener loin, mais qui surtout constitue peut-être un des axes possibles de percées offensive sur le front de l’étude des spatialités.
Séjourner au bord d’une rivière une journée entière de pêche à la mouche, est-ce l’habiter ? est-ce en être habitée ? est-ce traverser son territoire ? est-ce se laisser traverser par elle ? J’ai l’intuition qu’il y derrière les réponses à ces questions des manières de déployer la notion de spatialité dans une dimension encore peu explorée, touchant en même temps au sensible autant qu’aux pratiques.
Macrogéographie : Black Marble et la question du peuplement
Théoriser les spatialités peut être une source de plaisir scientifique : rendre intelligible les deux aspects fondamentaux de la géographicité, espaces et spatialités, à la fois chacun d’eux séparément et les deux ensemble. Il est vrai que le tableau de la géographie théorique est jusqu’ici bancal, on l’a dit. Mais cet effort de théorisation, en rétablissant l’équilibre et en rendant opérationnelle la mise en relation des spatialités et des espaces concrets, permet aussi d’entrer de plain-pied dans la mesure de grandeur, et à partir de là dans la modélisation.
Le tableau ci-après, qui simplifie beaucoup l’histoire et reste très schématique, situe la science sur le spectre du savoir, mais aussi met en évidence sa dualité fondamentale, alliant théorie et expérience (empirie), deux aspects qui pourtant restent et doivent rester séparés de manière étanche, mais seulement reliés entre eux par une système de mise en correspondance. C’est en cela que théoriser le spatial permet de proposer du réel empirique une lecture reposant sur la mesure de grandeurs qui prennent sens dans le cadre d’une théorie, elle même ancrée dans des interprétations fondées par des concepts. Et vers l’action, la modélisation permettra la connexion de la science avec la technologie, puis les techniques.
Niveau 1 | PENSÉE | SCIENCE | TECHNIQUE | ||||
Niveau 2 | Théologie | Philosophie | Théorie | Expérimentation | Technologie | Techniques | Pratiques |
Niveau 3 | Idéologies | Concepts | Objets | Grandeurs | Savoirs faire | Actions | Faits |
Niveau 4 | Axiomes | Interprétations | Formalismes | Mesures | Méthodes | Calculs | Données |
Âge 1 | THÉOLOGIE INTÉGRALE (ANIMISME, TOTÉMISME) | ||||||
Âge 2 | THÉOLOGIE FORTE | INGÉNIERIE | |||||
Âge 3 | THÉOLOGIE ENCADRANTE | SCIENCE EMPIRIQUE | |||||
Âge 4 | THÉOLOGIE REPLIÉE | SCIENCE THÉORIQUE | |||||
Âge 5 | THÉOLOGIE MINIMALE | POST-SCIENCE (?) |
Si la géographie comme pratique concrète du savoir, revient peu pou prou, comme le disait Olivier Dollfus, à répondre à la question synthétique “Pourquoi là et pas ailleurs ?”, disposer d’un formalisme théorique fondant une expérimentation scientifique capable de considérer avec la même rigueur les espaces et les spatialités est selon moi un progrès, au moins virtuel, qu’il s’agit d’actualiser dans un programme de recherche.
Le caractère extrêmement synthétique de la question d’Olivier Dollfus est une manière d’affirmer que, si l’on fait l’hypothèse que les localisations géographiques ne sont pas, prises ensemble, le fruit du hasard (ce qui n’empêche pas de recourir parcimonieusement au hasard dans certains cas, voire au “heureux hasard”, à la sérendipité), cela signifie que la raison géographique repose sur l’idée que la compréhension universelle des logiques de la localisation donne accès à une intelligibilité du social, y compris dans ses singularités.
À ce compte, et dans une première approche très générale, l’objet d’étude qui semble le plus adapté est selon moi le peuplement de la planète. C’est-à-dire, très prosaïquement, la présence ou l’absence de l’humain, au-delà de l’acte performatif de la dénomination toponymique. Si celle-ci est le degré zéro de la “géo-graphie” — au sens étymologique — du monde, puisque nommer un lieu le fait exister dans les esprits, l’étape suivante est la pratique spatiale, qui articule espaces et spatialités dans une logique de coproduction et de contraintes réciproques.
Cet objet qu’est le peuplement peut avoir plusieurs avatars cartographiques. On peut l’appréhender de bien des manières, des plus analytiques aux plus synthétiques. Une carte des densités de population sur une carroyage fin donne une idée graduée de là ou il y “du monde”. On peut aussi construire des représentations moins brutes du peuplement du monde, comme par exemple ce fond de carte établi sur la “tristance3” entre une grande partie des villes du monde (carte 2). Le concept de tristance doit être ici compris comme un indicateur d’éloignement au sein d’un triplet de villes, indicateur d’une potentialité d’interaction, et pouvant servir à simuler une territorialisation du réseau urbain mondial.

Mais une autre carte attire aussi les géographes comme le grand public : la série de cartes “nocturnes” du monde, ce monstre cartographique d’un monde qui ne peut exister — il en fait jamais nuit partout en même temps, tant selon la longitude que selon la latitude — mais qui montre — c’est l’étymologie de “monstre”, parait-il… — l’extension du peuplement avec une finesse remarquable. Ceci moyennant bien entendu quelques biais, la production de lumière dépendant du niveau de développement, ce qui du reste n’est pas sans rapport avec certains paramètres du peuplement lui-même (intensité technique, connexion entre régions du monde, dominations géographiques, etc).

Black Marble (carte 3), mais également son ancêtre Earth at night, dont la plus grande rusticité n’est pas moins intéressante (carte 1), nous donnent à voir un écoumène “sec”, largement dégraissé des halos artéfactuels produits par les habituelles unités spatiales territoriales de la cartographie (états, régions, provinces, communes). Olivier Vilaça nous propose une lecture fascinante de ce Monde vu de la nuit. Cette empreinte humaine éminemment matérielle passe sous silence visuel la circulation aérienne, et une bonne partie du commerce maritime, mais par contre révèle le peuplement halieutique massif de nombres de mers, comme le montre la Carte 1 (jusqu’aux limites internationales des eaux de pêche). Sur cette image d’un secteur restreint du monde, entre Corées, Japon et Chine, s’offre au regarde une multitude de formes. Difficiles à définir, à isoler, à dénombrer, les motifs du peuplement nous apparaissent pourtant comme des évidences géographiques.
Certes Black Marble ne montre pas le “surmonde“, c’est-à-dire tout ce qui se meut à moment donné autour du monde, mais aussi en permanence, tous les espaces de circulation également — comme l’aéroport international, cabines des avions comprises, dont Stephane Degoutin et Gwénola Wagon (2018) ont fait la psychanalyse. Ce qu’on voit, c’est plutôt la mondialisation, c’est-à-dire l’espace global résultant de la mise en relation universelle des lieux du monde, sans prêter attention au moyens qu’emprunte cette mise en relation. Pas d’avions, mais des villes qui n’existeraient pas sans avions venant d’ailleurs, des métropoles qui ne seraient pas si importantes sans avions venant d’ailleurs, des régions qui ne seraient pas si urbanisées sans avions venant d’ailleurs.
Mais ce que suggère l’observation attentive de Black Marble et de ses avatars, malgré ses défauts et biais intrinsèques, c’est que les modèles de peuplements qui ont fait florès à partir des années trente et qui ont connu des développement jusque vers les années 70 du XXe siècle ne “voient” pas bien ce qu’il en est du peuplement. À la suite de Walter Christaller et de Lösch4, s’est développée en effet une conception du peuplement que l’on pourrait qualifier de cristaline — voire oser le jeu de mot pour forger le néologisme “peuplement christallin”. Une géographie qui est en réalité une cristallographie, reposant sur une conception moléculaire du peuplement, structuré par des villes compactes jouant le rôle d’atomes de la matière géographique. Des points et des lignes. Pas de nuances, pas de gradient d’urbanité, pas de fractalité du peuplement. Et si l’espace géographique n’est justement pas fractal de bout en bout — un pays n’est pas une ville en grand, le monde n’est pas un grand pays, etc — , s’il ne l’est que de façon limitée et partielle, c’est justement cette fractalité limitée et partielle qui définit son degré de géographicité.
Car ces manières de voir le peuplement, au moins de manière implicite, ont considéré les villes comme des points, mis en réseaux pour former des système urbains, une approche par la compacité qui faisait l’impasse sur une autre conception du monde urbain, cherchant plutôt à mesurer en tout point du globe un degré d’urbanité. C’est-à-dire en tournant le dos à une conception définissant un intérieur et un extérieur des villes, distinguant l’intra- et l’inter-urbain, mais devant en contrepartie travailler sur des formes du peuplement (plus ou moins urbain) de type fractal, et marquées de manière partielle par des phénomènes d’autosimilarité d’échelle : une villa isolée sur une côte déserte et sauvage, c’est de la ville, la réalisation ponctuelle du principe de la ville, tout comme la végétalisation des centres urbains très minéraux consacre l’interpénétration aux dessins chantournés de la nature et de la civilisation.
Cette seconde approche pour une modélisation du peuplement est sans doute une bonne piste. Mais si je l’évoque ici, c’est pour immédiatement lui donner un complément, celui des spatialités. Car s’il peut sembler intéressant de raisonner sur le peuplement à partir de l’urbanité comme indicateur général et universel — urbanité qui peut être nulle par endroit et caractériser l’érème, le complémentaire de l’écoumène —, c’est fondamentalement une approche par les espaces, mais quelque peu oublieuse des spatialités. Une vision presque systématiquement cartographique du monde, centrée sur le fait accompli géographique, qui est également la contrainte spatiale de ses propres développements. La théorie du bilan spatial, en construisant un système de correspondance ente espaces et spatialités, pourrait à la limite nous rendre satisfait d’une telle hémiplégie. Mais ce serait mal la comprendre : les logiques spatiales des acteurs et leur raisons d’agir se saisissent directement et donc mieux par le biais des spatialités. La mise en correspondance est en réalité bien mieux exploitée lorsqu’elle est utilisée pour relier des changements de comportement des acteurs à des changements de configuration des espaces. Changement dans le temps, bien entendu, donc on peut faire la géohistoire globale, comme s’y est employé Christian Garataloup (2023) ; mais aussi changement dans l’espace : on peut faire l’hypothèse que le passage d’une configuration à une autre du peuplement repose sur une géographie différenciées des spatialités.
Concrètement, l’hypothèse que je propose à ce stade est que selon les rapport de domination et d’asservissement l’une à l’autre des spatialités de l’habiter et du traverser, le peuplement prendra des formes cristallines, déployée en surfaces, ou bien des formes linéaires, montrant des alignements à plus ou moins longue portée mais dépassant en tout cas des schémas cristallins (et christallériens) régionaux, ou les perturbant grandement, voire s’y surimposant. Car ce qui frappe l’observateur attentif de ces cartes du peuplement, c’est en réalité, à l’échelle mondiale, la très discrète présence de ces structures cristalline ou moléculaires, des ces toiles d’araignée urbaines régulières et de ces schémas radioconcentriques idéaux. Ce qui frappe, c’est au contraire l’omniprésence d’alignements et de linéaments. Le peuplement du monde donne avant tout l’impression de vouloir relier des destinations. Et sinon de se conformer à des structures linéaires telles que les littoraux, les cours d’eaux, les vallées. Le peuplement est une monde d’axes et de parcours. Et c’est aussi, en nombre d’endroits un monde de limites, d’interfaces, voire de frontières nettes.
La théorie des spatialité peut donc sans doute servir l’avancée de cette macrogéographie, dont les mécanismes jouent sur une gamme d’échelle très étendue, du monde entier, en forme de globe — pouvoir travailler sur un modèle sphérique me semble aujourd’hui un avantage — , aux grands ensembles régionaux et nationaux, structurés par les métropoles importantes, c’est-à-dire celles qui sont à même, par leur importance sociale, de configurer l’espace autour d’elles. L’objectif étant d’introduire dans le modèle de peuplement le moins possible d’informations connues, qu’il s’agisse de données de long terme — “contraintes” naturelles, presque toujours relatives pour le peuplement humain — ou de données historiques et événementielles — pensées comme aléatoires, contingentes ou arbitraires. Si la géographie est la science du social que explique par ce qui “a lieu” ailleurs ce qui se passe ici, l’objectif de la modélisation globale du peuplement est d’avoir recours au plus petit nombre de paramètres atemporels ou de données historiques. Il s’agit d’essayer de cerner les logiques propres du peuplement, c’est-à-dire comprendre la manière dont la société se spatialise par elle-même, se déploie dans l’espace et déploie son espace.
Mésogéographie : paysage, géogramme, lieu
Un second domaine dans lequel une théorie des spatialités pourrait ouvrir de nouvelles perspective est la “géographie culturelle”, comprise comme une mésogéographie, au trois sens du terme : une géographie des échelles intermédiaires, une géographie des médiations, une géographie des milieux — naturels, anthropisés, mais surtout humanisés et donc humains, pour reprendre Augustin Berque (2000).
En tant que géographie des échelles intermédiaires, la mésogéographie est plutôt limitée vers le haut du spectre scalaire, les grandes échelles, plutôt que vers le bas du spectre. Si comme le dit Jacques Lévy le Monde (avec une capitale initiale) peut être vu comme un lieu, les occasions d’en avoir la perception directe, sans la médiation d’une représentation, sont assez rares. Néanmoins, l’expérience la plus sensible de l’unité et d’une forme de finitude du Monde, de son existence comme lieu, on peut la faire en en faisant le tour. C’est en effet une impression très étrange que de faire un “tour du monde” ; d’atterrir un matin à son point de départ et de se dire : “Voilà… c’est tout”. Le tour du tout, en somme.
Dans la plupart des cas, les lieux sont aussi une expérience de totalité, c’est-à-dire pas seulement une manière de considérer un espace par un échelonnage (Poncet, 2017, 290) adéquat qui le fait exister comme lieu ; mécanique cognitive que Lévy résume par le couple lieu/aire. Comme en témoigne les quatre définitions du lieu dans le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, les lieux sont aussi sous le regard de l’acteur, et soumis plus généralement à ses sens. Si le lieu est par définition un espace, en pratique, dans une perspective très général, il est une expérience spatiale, c’est-à-dire définie par les spatialités d’un acteur. S’il est loisible à l’observateur géographe de définir les lieux d’un problème géographique, et ce faisant de poser un problème géographique et pas un autre, ce décret spatial ne prend pleinement sa pertinence et son sens que s’il est également cohérent avec les spatialités des acteurs impliqués dans le problème.
Pour résumer : côté espaces, le lieu ; en face, côté spatialités, les actualisations opérées par les acteurs, dans la tension entre habiter et traverser5 (fig 4).

Cette géographie médiane — là encore Berque n’est pas loin, avec la médiance —, qui s’étend des “aires culturelles” aux espaces urbains, peut trouver à s’incarner formellement dans une problématique qui met en relation des termes qui ne lui sont pas étrangers : paysage et géogramme (Berque, 1994 et 2003). Pour préciser l’approche et choisir un angle concret, la langue peut être associée à ce binôme conceptuel. La question fondamentale est alors celle de l’ontologie géolinguistique des lieux. Autrement dit, comment les sociétés inventent-elles leurs lieux, acte d’invention qui est d’abord performatif par l’acte de nommer, de créer une toponyme, dans une langue donnée. Qu’on pense à l’outback par exemple, terme qui n’est qu’australien et qui désigne des lieux spécifiques de l’Australie.
La théorie de spatialités qu’on a esquissé jusqu’ici intervient alors pour séparer et distinguer les notions de paysage et de géogramme, dont Michel Lussault (2003 et 2013) dit qu’elles sont équivalentes :
“[Paysage :] construction sociale effectuée par l’action d’un individu ou d’un groupe par le fait même de regarder un espace donné », et conclut son propos par ces mots : « Le paysage, de ce fait, renvoie plutôt à la spatialité, puisqu’il manifeste une capacité des acteurs, dans leur pratiques, à saisir l’espace sous la forme du paysage. Lorsqu’un espace fait paysage pour un opérateur, alors celui-ci interagit avec celui-là et y trouve des embrayeurs d’action, un support à des jeux de langage et des pratiques. Le paysage est ainsi un des motifs de l’habitat humain, une unité de sens identifiable qui rend le monde d’action compréhensible pour une acteur, ce que Berque appellerait un géogramme, alors que les trois espèces d’espaces (lieu, territoire, réseau) sont plutôt les schèmes structurels de l’organisation de cet habitat à partir desquels peuvent se composer les motifs.”
La proposition que je formule est de considérer que paysages et géogrammes existent dans un rapport analogue à celui de l’habiter et du traverser, respectivement (fig. 5).

Les géogrammes sont les unités de sens de la géographie des acteurs. Mais de ce fait, ils désignent des objets génériques, élémentaires (même massifs), et combinables. En tant qu’échantillons du spatial, ils constituent un vocabulaire géographique de base avec lequel les acteurs pensent et expriment les spatialités de la société. Et les géogrammes d’une culture s’articulent dans une grammaire spatiale, une manière d’emboiter les lieux, de les faire faire se jouxter ou se superposer (partiellement), pour produire un discours géographique. Mais ils restent du côté des spatialités, évoquent des manières de faire avec le spatial, et trouvent en face d’eux des espaces-types, des géotypes (voire des chorotypes). On peut à la limite les considérer comme les manières de vivre des géotypes, mais la réciproque ne doit pas être oubliée : les géotypes sont des réalisations de géogrammes sous forme d’espaces.
Les géogrammes sont par exemple cet outback déjà évoqué, le bush, pour rester en Australie, mais aussi la ville, les cités, les quartiers, la province, la campagne, la pampa, les pays, la gare, le train, la maison, le port, la montagne, le monde… Chacun de ces termes a un sens dans sa langue, et même si des traductions existent, il n’est pas possible de construire un jeu d’équivalences parfait entre les idées géographiques d’une langue et celles d’une autres. L’outback est encore un bon exemple de cette quasi-intraduisibilité.
En outre, ces idéogrammes spatiaux se réfèrent plus ou moins explicitement à des lieux concrets qui les incarnent en espace. Et ces lieux ont des noms ; dans une langue ; et même des noms différents dans plusieurs langues (utilisés de facto), comme Chenai/Madras, Saigon/Hô Chi Minh-Ville, Nelspruit/Mbombela ou encore Everest/Sagarmāthā/Chomolungma/… (sans parler des écritures différentes).
À l’opposé des géogrammes, du coté de l’habiter, on trouve les paysages. Ces réalités perçue du spatial, visuelles d’abord, mais multisensorielles en réalité, qui par leur singularité (le point de vue) renvoient à la généricité des géogrammes et leur donne un corps géographique. Un géogramme est illustré par des paysages exemplaires, mais chacun est unique et propre à l’acteur en situation. Par une effet de médiologie, les idées géographiques portées par les géogrammes prennent vie dans les paysages devant nos yeux et que nous habitons. On comprend que, par principe, tout comme habiter et traverser ne sont jamais absolus paysages et géogrammes se mêlent pour motiver et raconter les spatialités réelles et effectives. Le tourisme est là encore un terrain de jeu privilégié pour voir à l’œuvre ces médiations, arbitrages et combinaisons, qui dans le mouvement de la traversée des géogrammes les instagramment en une succession de paysages iconiques, épiques, romantiques, poétiques. Les géogrammes forment le langage, les paysages forgent la langue. Les géogrammes sont les idées, les paysages les œuvres.
Combiner le regard zénithal du dieu des espaces avec la vision humaine directionnelle des spatialités est in fine l’enjeu géographique que permet un développement de la théorie des spatialités. Articulant lieux, géogrammes, paysages et langues, le paysage sort de son isolement théorique, voire même épistémologique, comme l’était l’habiter dans l’histoire de la géographie récente que j’esquissait plus haut. Cet enjeu, c’est celui de pouvoir relier la pratique la plus distante, surplombante, verticale et “numérisée” de la géographie, la télédétection, à sa pratique la plus situé, subjective, perceptive, sensorielle, horizontale et “humaine”, qui est l’étude du paysage, voire la fabrication de paysages. Une association qui peut servir à définir la notion même de milieu ; ni simplement lieu, ni seulement vue d’acteur : au milieu.
C’est en ce sens que j’ai souvent présenté mon terrain de thèse en Australie, qui a consisté pour une bonne partie à traverser le pays, comme la nécessaire pratique spatiale qui me permettait de saisir ce que valait géographiquement à tel endroit un centimètre sur la carte. Et c’est dans ce même esprit que j’ai conçu à cette occasion une cartographie simplifiée de l’Australie sur lequel les a-plats de couleur correspondent à des métrique différentes, c’est-à-dire à des spatialités régionales différentes (Poncet, 2004).
Pour élargir la perspective sur ce sujet, et saisir la big picture, il n’est peut-être pas inutile de reprendre les quelques termes que nous venons de convoquer pour les positionner sur un schéma se voulant une formalisation possible de la théorie. Pour cela, je propose de situer et raccrocher cette théorie du spatial dans un cadre plus général de théorie du social, dérivé de celui que nous avons proposé dans Pour une science du social (Dulac, 2022). Nous y avions en effet proposé (p. 115) de formaliser le social comme un jeu de relations entre trois entités élémentaires (actants) : les acteurs, les objets, et les environnements (fig. 6). S’y ajoutait ce qui dans cet ouvrage est présenté comme des hybrides des trois premiers : les agents (acteurs x objets), les organisations (acteurs x environnements) et les institutions (objets x environnement).

À gauche le modèle proposé par le groupe Dulac,
à droite sa version modifiée.
Je propose un ajustement formel qui consiste à considérer que ces deux séries de trois concepts n’entretiennent pas de relations d’empiétement entre-elles, mais que chacun des termes s’intercale simplement entre deux autres de l’autre triplet. Un formalisme qui présente des avantages, et dont l’inconvénient reste minime, à savoir la nature exacte de la relation qui situe les acteurs entre les organisations et les agents, les objets entre les agents et les institutions, et les environnements entre les institutions et les organisations ; une sorte de “contraire” de l’hybridation en somme6.
Ce formalisme, qui entre en correspondance direct avec celui du bilan spatial par la notion d’acteur, incite naturellement à considérer le lieu comme l’institution géographique (fig. 7). Institution, qui au sens le plus général peut se dire prosaïquement comme la solution standard à un problème classique, et qui fait du lieu une solution géographique elle aussi standardisée à un problème géographique habituel. Le jeu des correspondances formelles — c’est l’intérêt des formalismes que de pouvoir se combiner sur la base de leur forme — suggère ensuite que les espaces existent entre deux bornes que sont les environnements (haut de bilan, notion de territoire et de géon — part singulière d’un espace) et les objets, souvent mis en système (bas de bilan, notion de réseau et de géotype) ; et du côté de spatialités que celles-ci évoluent entre la logique organisationnelle de l’habiter (haut de bilan, notions de paysage et d’habitus) et la logique de l’agent, traversant et traversé (bas de bilan, notion de géogramme et de sérendipité).
Enfin, le bilan temporel, développé par le groupe Dulac (2022), suggère une autre mise en correspondance formelle entre temporalités et spatialités : les spatialités de l’habiter pourraient être associées au temporalités taphochroniques, c’est-à-dire les logique sociales dans lesquelles le temps use et dégrade des réalités apparues d’un seul coup (un ossement par exemple); alors que les spatialités du traverser rimeraient avec les temporalités hystérachronique, c’est à dire les logiques sociales qui voient se réaliser progressivement un programme définit au départ (une loi par exemple)7. L’idée que l’habitat est soumis à la dégradation du temps — de même que les paysages — et que le voyage est toujours un projet assemblant en une séquence cohérente des lieux-témoins — comme on dirait des appartement-témoins, des géogrammes donc — peut être une manière d’interpréter ces résonances entre spatialités et temporalités que suggèrent le parallélisme des bilan spatiaux et temporels.

Microgéographie : la ville et les trois urbanités
La troisième géographie qui a à gagner au progrès de la théorie des spatialités est celui, microscopique comparativement aux autres, de la formalisation et de la modélisation de la ville, ce qui ouvre, via l’urbanité, sur des échelles plus grandes. Je renvoi ici le lecteur à la lecture de la deuxième partie d’Intelligence spatiale (Poncet 2017) pour ce qui est de la genèse des idées, mais voici ce qu’elles sont depuis lors devenues, exprimé de la manière la plus simple.
Mon objectif initial est de saisir d’une manière universelle la géographie de la ville, dans son principe, appréhendé au travers de ses réalisations historiques, des plus infimes aux plus immenses. Le point de départ de cette quête est la modélisation désormais canonique qu’a proposé de la ville Jacques Lévy : urbanité = densité + diversité. Même si ce modèle semblait satisfaisant, notamment par sa simplicité, Marc Dumont et moi-même avions en tête qu’il manquait à l’équation une notion qui, peu ou prou, ressortait de l’idée de mixité. Distincte de la diversité, cette mixité voulait d’abord et avant tout exprimer une idée qui nous semblait assez intuitive : le degré de diversité d’une ville ne dit pas si cette diversité motive des interactions (sociales). Autrement dit, à diversité égale, il peut y plus ou moins d’interactions réalisées. Ce qui ne disqualifie pas du reste la diversité, puisqu’elle mesure au moins une virtualité. Or, le monde social est aussi fait de virtualités qui éventuellement s’actualisent pour composer la réalité sociale (statistique, en un sens). Il convenait donc de conserver l’idée de densité, bien sûr, puisque c’est en quelque sorte le “proxy” statistique de la ville en, géographie — une carte de la densité de population bien construite est la carte des villes — ; de diversité aussi, puisqu’on évalue ainsi ce qui peut se passer — et ce qui ne peut pas “avoir lieu” — ; mais il fallait aussi cet indicateur de “vitalité” de la ville, du fait que la diversité ne restait pas lettre morte, des chiffres inertes sur une carte trompeuse. Suivant cette idée, j’ai proposé la formule suivante :
urbanité = densité + diversité + mixité.
Par le même mécanisme de mise en correspondance des formes, il m’est apparu alors que l’on pouvait passer de ce modèle et de ses trois grandeurs mesurées à une équation d’objets permettant cette fois-ci de définir la ville, dans son principe fondamental (le principe de la ville) :
ville = centres8 + quartiers9 + espaces publics
En remontant à des principes sociétaux plus généraux, élaborés notamment à partir d’amendements aux trois modalités de gestion de la distance proposées par Jacques Lévy — coprésence, mobilité, télécommunication —, on peut aussi écrire l’équation suivante :
ville = circulation10 + coprésence + communication
Puis :
urbanité générale = urbanité circulationnelle + urbanité coprésentielle + urbanité communicationnelle.
Sans dévaloriser la théorie Lévyienne, très synthétique, ce formalisme est est en quelque sorte un développement, reposant sur une idée simple : si la distance est prise comme objet central de l’étude géographique (et spatiologique ici), on peut considérer deux types de distances : celle qui définit les espaces d’un côté, et celle qui permet de vivre spatialement de l’autre — du côté des spatialités. Dès lors, au lieu d’intriquer les deux espaces de distance, on les sépare selon une ligne de partage nette, qui en l’occurence est celle qui fonde le principe du bilan spatial, et du formalisme bilantiel en général — l’orthogonalité du point de vue. Alors que Jacques Lévy avait opéré un retournement de la géographie en posant les problèmes géographiques en les rapportant à un enjeu de réduction de la distance puisqu’elle est un obstacle à l’interaction sociale, l’approche reprise ici pose le problème géographique comme celui d’une mise en adéquation (ou correspondance) entre les distances structurant les espace et les distances fondant les spatialités11. Peut importe que l’on ait les moyens (spatialités) de ses ambitions (espaces) ou seulement les ambitions de ses moyens, l’important est qu’ambitions et moyens coïncident.
Cette évolution dans la question spatiale fondamentale m’a permis, à titre personnel en tout cas, d’intégrer dans la théorie spatiale un élément qui, comme l’habiter et comme le paysage, me semblaient flotter dans les limbes de la géographie fondamentale : l’espace public. Notion très générale et “lourde” en sciences sociales, dont les espaces publics, avec leurs degré très variable de publicité12, réalisent le principe, en géographie urbaine notamment. L’habilité et l’aisance analytique de Jacques Lévy lui permettait de tenir la question de l’espace public en dehors de son formalisme théorique, mobilisable comme une ressource d’appoint pour préciser des configurations spatiales qui, chez lui, sont avant tout présentée sous l’espèce d’espaces. Il en est de même pour les spatialités, pour lesquelles Jacques Lévy n’a pas poussé aussi loin la théorisation formelle qu’il l’a pu faire pour les espaces — qu’on pense par exemple au carré d’as “horizont – rhizome – pays – network” qui structure toute son analyse dans Le Monde, espaces et système (Durand, Lévy, Retaillé, 1993, 28).
C’est donc peut-être d’abord par la recherche d’un certain confort cognitif que j’ai cherché une voie pour intégrer les espaces publics, puis l’espace public, dans un modèle formel de la ville, puis de l’urbanité. L’idée directrice étant que, derrière la télécommunication, entrée depuis très peu de temps dans une phase historique en devenant l’égale de la coprésence et de la circulation, se profilait l’idée plus générale de la communication. Une communication qui, prise quant à elle dans toute son épaisseur, non seulement de tous avec tous (socialité), mais aussi de chacun avec le tout (sociétalité), “remontait” de la signalétique urbaine à la représentation de la société par elle-même et pour elle-même (et ses membres), et de là touchait le politique, la fonction politique.
C’est donc à la mixité qu’est échu le rôle de prendre en charge cet aspect du social, celui de l’espace public, spatialisé dans les espaces publics, les lieux publics même — à relier à la notion de lieu précisée plus haut. Le présupposé théorique de ce choix doit être dit : la diversité en tant que virtualité a besoin de médiations pour s’actualiser et devenir une réalité active de la dimension spatiale du social ; et ces médiations, qui permettent de surmonter la différence — le traducteur par exemple —, prennent appui sur des structures extérieures au face-à-face des différences. Cette option théorique fait donc le choix de ne pas exclusivement compter sur des processus auto-organisés pour rendre compte de la diversité et de la productivité variable des interactions sociales. Si l’on peut trouver des exemples d’auto-organisation sociale — il est possible à un Occidental de survivre en Chine sans connaître un mot de chinois —, on convient ici que c’est plutôt l’exception que la règle, et que la règle c’est plutôt le recours systématique à des médiations et le développement de médiateurs.
Avant d’en venir aux spatialités, disons d’abord que le modèle de l’urbanité générale, à la fois utile pour modéliser le “tissu” urbain des villes et pour appréhender plus généralement le peuplement jusqu’à des échelles intermédiaires (régions urbaines décrites par leurs gradients d’urbanités), mérite des développement techniques importants pour préciser au moins les grandeurs et les modalités de mesure de ces deux première composantes : la densité et la diversité13. Ainsi, avec d’autres chercheurs de divers disciplines, notamment en mathématiques, je travaille actuellement l’élaboration d’un calcul de densité de population qui modélise avec plus de réalisme ce que doit représenter la densité, c’est-à-dire la proximité entre acteurs sociaux. Ceci pour éviter les effets d’écrasement au sol de la population urbaines, mais aussi quelques autres défauts propres à la mesure standard de la densité : la population rapportée à la superficie qu’elle “occupe”. Notons au passage que le terme d’occupation ici pourrait déjà être interrogé via notre théorie des spatialités : occuper ce peut être habiter ou traverser.
Pour ce qui est de la diversité, là aussi des recherches sont en cours pour essayer de mieux l’évaluer quantitativement. Il s’agit notamment de se confronter au problème de la diversité relative, tenant compte du nombre de la taille de l’espace analysé (nombre de lieux).
La mixité, quant à elle, constitue la composante la moins avancée du modèle. Mais ce que l’on voudrait suggérer ici, c’est que une meilleure prise en compte des spatialité, selon leur meilleur théorisation, aiderait à progresser dans ce compartiment du modèle. L’hypothèse de travail pour aller dans ce sens consiste en une proposition théorique formelle, qui se veut “raisonnable” avant tout, et qui associe la logique des spatialités à chacune des trois composantes (densité , diversité, mixité ; centres, quartiers, espaces publics) :
Dans les quartiers, les spatialités de l’habiter priment sur les spatialités du traverser.
Dans les centres, les spatialités de l’habiter et les spatialités du traverser font jeu égal.
Dans les espaces publics, les spatialités du traverser priment et les spatialités de l’habiter.
Je n’ai pas ici la place de détailler les justifications de ces choix. On comprend néanmoins intuitivement pourquoi la logique du quartier rime avec celle de l’habiter. Il n’est pas non plus très choquant que les centres, dans toutes les acceptions du terme, soient à la fois habités et traversés, selon des dosages et des combinaisons complexes, y compris des juxtapositions abruptes de modes d’habiter et de circulations. En tout cas, c’est l’option qui reste une fois qu’on a décidé de considérer que, dans les espaces publics, les pratiques de traversée dominent, et constater que les pratique d’habitat sont souvent proscrites, ou tolérées quand elles sont légères, temporaires, ou perdurent par la force des choses hors de la légalité (occupations illégales du domaine public, campements de fortune, manifestations, blocages, ronds-points des gilets jaunes, sit in, “occupations” de places publiques, ZAD, etc)14.
Au-delà de la justification, cette convention théorique a de toute façon vocation à être essayée, pour voir si, une fois introduite dans le modèle, elle permet de mieux mesurer l’urbanité, dans toutes ses composantes. Mais il ressort aussi de cette orientation qu’une bonne compréhension du traverser constitue un enjeu stratégique pour que la composante mixité/espace public du modèle soit correctement traitée.
Enfin, ce même modèle, du fait de sa conception très généraliste, peut s’appliquer à tout espace terrestre, y compris à l’espace mondial, à partir des données de densité, de diversité et de mixité, c’est-à-dire en prenant au sens le plus général les notions d’urbanités coprésentielles, circulationnelles et communicationnelles, dans toutes leurs manifestations, en particulier via la prise en compte des spatialités.
Nanogéographie : propagations
Pour conclure par une note plus exploratoire et ouverte, voyons maintenant ce que serait une nanogéographie, c’est-à-dire une géographie des nains — du grec νανος (nanos). Au delà du mouvement formel qui nous conduit depuis le début de ce texte à nous enfoncer progressivement et de plus en plus profondément dans les petites échelles du spatial — macro, méso, micro —, il y a une certaine logique à s’interroger sur la place que tiennent réellement dans les raisonnements géographiques les humains réels, localisés dans leur corps — dont Jacques Lévy fait observer qu’il est pour eux le premier des environnements —, et plus généralement les très petits objets à l’échelle du monde, qui est notre objet fondamental (éventuellement résumé à son peuplement).
Au-delà des considérations portant sur ce la manière dont le corps configure les esprits des acteurs sociaux, et donc leurs actions — la littérature de sciences humaines et sociales en témoigne, notamment dans les “studies” et via la différence des corps sexués —, il m’apparait que le corps comme condition de localisation minimale mais spécifique des humaines est un sujet qui mérite un examen sous l’angle de la théorie des spatialités. Si par exemple nous restreignons la notion de paysage à la perception visuelle, donc à une certaine hauteur de point de vue, au sens propre, force est de constater que la diversité des tailles des individus, adultes ou enfants, induit une diversité des perspectives sur le monde. Chacun de nous est habitué à voir le monde d’une certaine hauteur, cette “hauteur d’homme” qui diffère déjà en moyenne quand l’homme est une femme. Le rapport kynesthéstique au mobilier est également empreint de cette variabilité, faisant souffrir les personnes de grande tailles dans les transports publics, notamment les avions, là où les “petits” son bien mieux logés.
Le traitement de cette question très concrète n’a pu être évité par les architecte modernistes. Dans les années trente, Ernst Neufert a mis au point un répertoire des tailles standards (livre de cotes internationalement réédité sans discontinuer depuis), le Bauentwurfslehre, pour servir à la conception des bâtiments et du mobilier. Le Corbusier, peu de temps après, a intégré la même idée à son édifice intellectuel via le “modulor“, un système de proportions idéales fondé sur le nombre d’or — ce qui fait “scientifique”, et donc plus vrai à coup sûr… Au-delà de l’aspect proprement technologique — des techniques mises en discours — de ces propositions instrumentales, qui prennent sens dans un contexte historique où l’explicitation produit de la valeur, on peut noter que la démarche n’est pas si anodine que cela, puisqu’elle est marquée par des choix de moyennes et par des effets de dissymétrie du type “qui peut le plus peut le moins” — l’escabeau plutôt que l’échafaud… La taille des corps n’est donc pas une donnée si facile à appréhender dans la pensée du spatial, ni si aisée à intégrer formellement dans une théorie des relations entre espaces et spatialités. Mais cette difficulté n’est en réalité qu’une variante de la difficulté qu’il y a saisir mathématiquement la distance géographique, qui n’est pas ce que les mathématiques appellent une distance. Ce qui les prive de tout l’appareillage standard de traitement associé à la distance mathématique, mais n’empêche nullement les mathématiques de travailler sur la distance géographique, mobilisant pour ce faire d’autres concepts et d’autres formalismes.
L’approfondissement de la théorie des spatialités me semble ainsi ouvrir des pistes de recherche à suivre autour de l’idée que l’on gagnerait à ne pas réduire les humains à des “points”, leur corporéité définissant des modes de localisation qui forment la base des configurations spatiales du social, que la géographie gagnerait à ne plus considérer comme “négligeables”.
Il y a des situations spatiales dans lesquelles cette question de la taille des corps n’est effectivement pas négligeable, car elle est un paramètre de la “transition de phase” entre “public” et “foule”, selon la distinction établie par Dominique Boulier (2023, 137) :
Mais il m’est vite apparu que lorsque les situations urbaines provoquent des encombrements, le statut des êtres qui se trouvent ainsi assemblés n’a plus grand-chose à voir avec un public, récepteur de messages, mais bien plutôt avec une foule. Dans les années 1990, alors que j’étudiais les méthodes d’orientation des voyageurs de la RATP en station et en gare et leur perception de la signalétique, j’ai remarqué qu’ils se retrouvaient réduits aux propriétés physiques de leurs corps. Le voisin n’est pas ici un ami, un militant, un adversaire mais tout simplement une grande, une petite, un gros, un maigre, une véloce, un lent, etc. Ce sont bien des qualités des corps, qui prennent garde à s’éviter en général selon les lois de la proxémie spécifiques à chaque culture mais qui peuvent aussi de trouver soumis à des effets de contagion, de propagation d’ondes de pression. Avant d’en venir à cette vision qui nous fera sortir des traditions « décorporées» des sciences sociales, il faut reconnaître qu’une grande partie de nos expériences sociales collectives mêlent les statuts de public et de foule.
Au sujet de la phase “public”, la question de la proxémie évoquée par Boullier est reprise et étudiée en profondeur dans leurs thèses par de “jeunes” géographes, Carole Lanoix (2017) ou Lucas Tiphine (2018) par exemple, centrées sur la circulation des piétons dans les espaces publics ; et leur traversée, serais-je tenté d’ajouter. Lanoix s’inscrit dans les pas théoriques de nombres de penseurs des espaces publics, et en particulier ceux de son directeur de thèse Jacques Lévy, et s’attache à un travail descriptif et typologique, tandis que Thiphine poursuit un objectif plus autonome et plus nettement théorique et épistémologique, forgeant le concept d’événement proxémique.
Événements, corps, pression, onde… ces termes, et quelques autres, sont encore assez peu habituels ni communs dans la théorie de la géographie15. Dominique Boullier, les rassemble sous l’intitulé d’un paradigme, celui des propagations (2023), qui complète l’éventail des manières de décrire en sciences sociales, et en particulier de quantifier en sociologie, les deux autres modalités étant l’approche par les structures et l’approche par les préférences individuelles (tableaux p. 13). J’ai le sentiment qu’il y a dans ce paradigme une voie de recherche intéressante pour la géographie. Une géographie de l’infiniment petit, une géographies aux limites de la géographie, permettant de mieux définir la science du social. La question n’est alors plus tant de savoir si les foules sont en réalité modélisables par analogie avec des phénomène physiques, plutôt que comme des phénomènes proprement sociaux, mais de savoir jusqu’à quel point un phénomène est social, au sens où il est nécessaire de recourir pour le modéliser avec réalisme, à la formalisation de la notion d’acteur, en plus des deux autres notions d’objets et d’environnements (cf. supra).
Cette question se pose aujourd’hui dans des recherches en mathématiques sur la modélisation des foules, des règles de politesse, de civilité ou de satisfaction — donc des comportements sociaux — pouvant aider à produire de meilleurs modèles. Ce qui, dit autrement, signifie qu’on peut imiter formellement par des équations mathématiques des phénomènes qui relèvent essentiellement du social (Maury et Faure, 2018). Et ceci sans passer par une analogie entre phénomène physique et phénomène social, mais plutôt en s’appuyant directement sur des objets mathématiques, dont certains de ceux qui ont pu servir à construire les modèles de la physique.
La proposition que je formule en ce sens consiste à ne pas hésiter — ni avoir peur — à aller chercher dans les mathématiques des formalismes qui peuvent servir à modéliser le social, et donc le spatial, sans passer par la physique, comme on l’a beaucoup fait, — il suffit de penser au célèbre “modèle de gravité” des géographes. Les mathématiques disposent d’un stock d’approches qui nous permettent, dans cette perspective, d’imaginer de nouvelles façons de concevoir les acteurs individuels par exemple. Et selon l’échelle géographique, de privilégier une formalisation qui fait une place à leur corps, ou bien au contraire qui leur confèrent une existence plus nettement probabiliste, matérialisée dans une localisation non-ponctuelle, éloignée d’une vision atomiste du social — rappelons qu’individu est la traduction latine du grec atome (ἄτομος).
On ne peut éviter d’établir à ce stade un parallèle entre la révolution épistémologique qu’a constitué pour la physique la mécanique quantique au début du XXe siècle. C’est-à-dire le fait d’accepter de définir les concepts de base de la physique à partir d’objets mathématiques, et non plus, dans une perspective imitative, selon laquelle les concepts de la physique devaient mimer des objets observés et leurs comportements. En géographie, être capable de considérer l’individu, selon les besoins, comme un point abstrait, une bille matérielle, ou une fonction décrivant une répartition des probabilités de sa localisation ne devrait pas être vu comme un choix déchirant — et encore moins comme une incitation à trouver la bonne “formule” — mais comme un enrichissement de la notion même d’individu. Le fait est que, dans la perspective propre aux sciences sociales, l’individu peut être un acteur à toutes les échelles d’analyse. Il n’est pas uniquement l’acteur clé de phénomènes nano- ou microgéographiques, dans l’espace urbain par exemple, s’évaporant dans les analyses à plus grande échelle. Sa capacité d’action est tout autant pertinente aux échelles méso- et macrogéogrpahiques. Il n’y aurait rien de choquant à ce que la définition spatiale de l’individu s’appuie sur des formalismes différents selon la question posée et les échelles qu’elle active et désactive.
La notion de propagation prend alors un sens assez large, pour évoquer une gamme de phénomènes qui appellent une étude passant par la prise en compte d’entités de petite taille, d’entités naines, dont les modalités d’accumulation, de confrontation et d’articulation les unes aux autres, mais aussi les séquences et les déploiements, produisent le social, même a minima ou, plus exactement, font basculer les modèles dans le domaine du social, les socialisent. Ces propagations, d’essence sociale donc, se retrouvent d’un manière générale dans des phénomènes qui peuvent inclure des entités très hétérogènes quand à leur autonomie par rapport au social (des virus aux cultures, rumeurs et révolutions). Un approche encore plus générale des propagations s’applique à des phénomènes macrogéographiques tels que le peuplement planétaire, mais tout en conservant l’idée que des objets de petites taille comme les villes y ont statut d’acteur, et en-deça les individus qui les habitent ou qui les traversent.
Enfin, c’est à l’aide de cette théorie des propagations en développement que peut s’appréhender le plus grand des espaces publics, Internet — avec une majuscule, car c’est un géon (un espace singulier) —, et tous les systèmes de communication qui se sont développés autour de cette idée de connexion universelle des individus entre eux, pour le meilleur et pour le pire. Utopie dont Boris Beaude a pointé les virtualités antagonistes et les évolutions délétères prévisibles (Les fins d’Internet, Beaude, 2014), magistralement illustrées pour son volet politique dans Les ingénieurs du chaos (da Empoli, 2019). Une théorie des propagations qui ne peut qu’entrer en résonance avec la médiologie développée par Régis Debray, c’est-à-dire l’étude des voies et moyens par lesquels les idées deviennent des faits.
Bibliographie des références citées
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Notes
- Le formalisme bilantiel a été ensuite repris dans DULAC 2022 pour construire le bilan social et le bilan temporel, sur le même modèle quel le bilan spatial. ↩︎
- Il n’est pas inutile de préciser ici que j’inscrit mon propos et mes travaux de recherche dans l’épistémologie conventionnalisme, notamment pratiquée par le mathématicien Henri Poincaré. Par récursivité, j’admet que d’autres conventions épistémologique sont envisageables, même si, à titre personnel, je considère que l’épistémologie conventionaliste est, au vu de ses objectifs scientifiques, la plus “commode” — pour employer un terme utilisé par Poincaré. ↩︎
- Ce terme est expérimental à ce stade. ↩︎
- Je n’entre pas en matière ici au sujet de l’engagement nazi de Christaller, ni du caractère idéologique de son modèle dits des “lieux centraux”, ni ne développe la comparaison avec le modèle de d’August Lösch qui résulterait d’une véritable démarche scientifique. Sur ces questions, je renvoie aux enquêtes approfondie ainsi qu’aux travaux d’analyse méthdodologique et épistémologiques de (et autour de) Georges-O. Nicolas disponibles en ligne (site Cyberato). ↩︎
- Ici, on pourrait s’interroger sur la symétrisation formelle que propose la dichotomie lieu/aire de Lévy. Ce n’est peut-être pas une bonne piste, vu que la tension qui régit les espaces, symétrique de celle entre traverser et habiter, est celle qui que structure l’opposition entre réseau et territoire. Opposition dont on saisis la résonance avec respectivement traverser et habiter. Sur cette base formelle, on serait donc peut-être conduit à aller jusqu’au bout de la logique de Lévy, en opposant le lieu non seulement à l’aire, figure habituelle du territoire, mais aussi au point, élément de base du réseau. Ce qui résoudrait une hésitation qu’a pu avoir Jacques Lévy dans sa définition du lieu, entre “espace au sein duquel la distance n’est pas pertinente” et espace considéré comme un point (“La ville est à la fois un “point” et une “surface”[…]”, Lévy, 1994, 53), . La première formule semble plus riche ; les deux autres retrouvant alors la distinction que fait Boris Beaude (2012) entre lieu territorial et lieu réticulaire. ↩︎
- À ce sujet, ma conviction n’est pas faite, mais je pourrais esquisser à ce stade l’idée que, si l’hybridation consiste à s’approcher le plus possible des caractères des deux concepts “parents”, le contraire serait, pour chacun de des “demi-frères”, de tenir le parent en commun à la plus grande distance. Ainsi, par exemple, l’acteur est figure qui s’éloigne simultanément le plus des organisations et des agents, sans pour autant aller vers l’institution, mais en en formant dès lors le pendant. ↩︎
- Nous avions également suggéré que les situations réelles, mêlant les deux logiques, pouvaient être associées à des temporalités uchroniques, le terme renvoyant à l’idée d’histoire alternative, insistant sur le fait que l’histoire est faite, à chaque instant, d’arbitrages entre des alternatives, entre les temporalités de la destruction et celles de la réalisation. ↩︎
- On peut ici utiliser le terme plus abstrait et jargonnant de centralités, qui pourrait avoir l’intérêt d’insister sur le fait que les villes ont en général des centres de taille et de niveau hiérarchique variable, même très faibles. ↩︎
- La notion de quartier utilisée ici est relativement simple, puisqu’elle désigne toute partie d’un espace urbain au sein duquel il est possible de “vivre” en ayant peu recours à d’autres espaces, notamment d’autres quartiers. Dans cette acception très générale du terme on peut imaginer des configurations dans lesquelles lune petite ville est à elle-même son seul quartier. À noter que les hypercentres des villes, tout en étant des centres sont aussi souvent des quartiers en tant que tels. ↩︎
- On considère ici que les centralités focalisent les circulations permises par la mobilité (qui est vu comme un moyen spatial et se place du côté des spatialités) ↩︎
- Précisons ici un point technique : par construction, dans une situation géographique donnée le sommes des distances “comptabilisés” au titre des espaces est égale à celle dses distances “comptabilisées” au titre des spatialité. L’adéquation entre espaces et spatialité que nous évoquons ici ne signifie pas qu’il puisse y avoir plus de distance d’un coté que de l’autre. L’adéquation porte sur la distribution des distances selon les catégories qui structures espaces et spatialités, une situation “optimale” étant atteinte quand les deux distributions sont en résonance l’une avec l’autre. C’est le principe de l’analyse bilantielle. ↩︎
- Il faut considérer ici que l’espace privé d’une appartement familial voit sa publicité augmenter lorsqu’il est le lieux d’une fête suffisamment importante et relativement ouverte. Et de même, un lieu de statut juridique privé dont la fonction est d’accueillir du public est un espace public, car il en assure la fonction géographique ; même s’il a des horaires d’ouverture. Inversement, des a priori publics peuvent se voire temporairement privatisés (voire durablement), leur degré de publicité diminuant d’autant. ↩︎
- C’est notamment un des objectifs du projet de recherche GéoMaths, (PEPR Maths Vives – Mathématiques en interaction, pour le vivant, l’environnement et la société) dont l’architecture initiale s’appuie en bonne part sur le contenu du présent article. ↩︎
- Il est à noter que les dynamiques d’appropriation des espaces publics sont un moyen d’action pour les membres d’une société, de communication également, voire d’urbanisation. Il existe toute une géographie mondiale et culturelle de l’habitation de l’espace publique. ↩︎
- Le concept d’événement spatial a été abondamment glosé en 2000 dans le tome 29, n°3 de L’Espace géographique, mais principalement dans un sens proche d’avénement ou de déclencheur d’une situation géographique stable. Ici, il est pris dans un sens plus général d’objet élémentaire qui arrive, plus proche du sens habituel donné dans l’étude des probabilités et dans la statistique. ↩︎
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Patrick Poncet (5 janvier 2025). Hypothèses et propositions pour une théorie des spatialités. Groupe Olivier Dollfus. Consulté le 17 juin 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/130a6